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Spoliations, restitutions et circulations des objets.
Pour une géopolitique du patrimoine
Fribourg et Neuchâtel (Université et Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel)
4-6 juin 2025
Argumentaire
Le vol du patrimoine culturel et la constitution de butins artistiques accompagnent depuis toujours les invasions et les colonisations. Jusqu’à la guerre de Trente Ans, le pillage est la rançon de l’envahisseur et du vainqueur. Ces processus se poursuivent durant les périodes moderne et contemporaine. On peut ajouter alors le processus des nationalisations et confiscations lors des vagues révolutionnaires.
Toutefois, dès l’époque moderne se développe l’idée d’un patrimoine culturel inaliénable ; il devrait rester en-dehors des lois de la guerre. On demande alors des comptes, le rétablissement des anciennes propriétés et la réparation des torts. Ces réclamations nourrissent parfois, sur le temps long, les différends internationaux. Dans tous les cas de figure, de vastes négociations visent à la restitution de biens culturels (œuvres d’art, ouvrages publiés, archives). Les diplomates font appel à des experts, au développement de domaines scientifiques comme la recherche de provenance et de nouvelles normes internationales autour de la spoliation et de son évaluation. Le droit international devrait préserver le patrimoine.
Ce colloque vise d’abord à mieux comprendre les processus de retour des objets, aboutis ou non, dans les relations internationales à l’époque contemporaine. Si cette question est aujourd’hui très discutée par rapport au patrimoine des pays anciennement colonisés, elle peut être replacée dans un contexte international plus large, dans la longue durée et dans sa complexité : « it involves moral, ethical, legal, and diplomatic factors ». Les processus de revendication et de rapatriement s’élaborent au sein de rapports géopolitiques, sont parfois suscités par des mouvements sociaux (victimes de conflits, mouvements anticolonialistes, panafricanistes, autochtones), se négocient au niveau bilatéral ou au sein d’organisations multilatérales, bref, ils sont portés par des acteurs multiples. Ces restitutions se situent également à la frontière entre l’éthique de la réparation, les intérêts politiques et économiques et la question d’un patrimoine. Objets de discorde mémorielle, les choses volées peuvent devenir un facteur de paix ou de réconciliation.
Ensuite, nous postulons que l’analyse des processus de restitutions permet d’éclairer certaines problématiques de l’histoire des relations internationales à l’aune d’un nouveau questionnement. Dans les négociations autour des restitutions, les institutions étatiques font face à des acteurs issus de la société civile, d’ethnies, de groupes, de premières nations, mais aussi à d’autres institutions (musées, fondations, ONG) et des propriétaires privés qui revendiquent une place d’interlocuteurs dans les négociations internationales. Outre ce jeu d’échelles, les divergences de vues entre celui qui rend et celui reçoit sont intéressantes à analyser. À commencer par le fait que la notion-même de « biens culturels » n’est pas uniformément définie par toutes les parties-prenantes. Par ailleurs, on s’interroge aussi sur la fonction du retour de ces objets : la restitution est-elle synonyme du « rapatriement » d’un ancien ou d’un ancêtre, voire d’une divinité ou bien un bénéfice politique escompté à travers un nouveau type de « soft power » (heritage diplomacy) ? Quels choix président au devenir des objets (muséification, retour au sein des communautés sources, voire destruction rituelle) ? Ensuite, entre les États, on peut s’interroger sur les formes de rapatriements donnant également naissance à de nouveaux rituels où s’atténuent les frontières entre le politique, le culturel et le religieux.
On le voit, l’histoire des restitutions ouvre de nouvelles perspectives de recherche. La restitution ne doit pas être considérée comme une fin en soi, mais bien comme une étape dans un long processus de mise en relation qui peut déboucher sur d’autres formes d’échanges et de coopérations.
L’enjeu du devenir des patrimoines culturels apparaît récemment dans de nouvelles pratiques diplomatiques liées à l’héritage et permet d’appréhender les enjeux de la mondialisation autour de l’identité culturelle et des patrimoines culturels partagés ou exclusifs, autour d’une géopolitique du patrimoine. Cette histoire des relations internationales à travers la culture matérielle s’inscrit aussi dans un champ dynamique de la recherche (material turn) où l’objet, par les usages et projections qu’il suscite, révèle les interactions sociales. Cette circulation matérielle, comme l’ont montré de récents ouvrages10, est une porte d’entrée pour comprendre une part de la mondialisation.
Nous espérons recevoir des contributions sur les quatre axes suivants, qui pourront être modifiés par la suite, en fonction des propositions :
• Géopolitique
L’histoire des politiques de restitutions dans le cadre bilatéral et multilatéral, du Congrès de Vienne à nos jours. Lors de grandes conférences internationales (p. ex. Conférences de la Paix après la Première Guerre mondiale) ou dans les organisations internationales (p. ex. UNESCO), comment la restitution des objets est-elle abordée ? Quelles normes nationales/internationales sont élaborées sur les spoliations, les restitutions et la recherche de provenance ? Le retour d’objets spoliés est-il envisagé sous l’angle de la réconciliation ou est-il un prétexte à attiser les conflits ? Comment certaines revendications pèsent-elles sur les relations internationales (p. ex. revendication grecques sur le retour des frises du Parthénon) ?
• Politique
L’impact de mouvements politiques (révolution bolchévique, mouvements anticolonialistes, droits autochtones, mouvements identitaires, diasporas) sur les décisions en matière de restitution. Quels sont les réseaux qui promeuvent – ou au contraire freinent – des restitutions d’objet ? Quelles sont les spécificités de spoliations de biens culturels (nationalisations, guerre, colonisation) ? Dans quelle mesure la restitution est-elle un enjeu politique au sein de la communauté de retour (exacerbation du nationalisme et des identités culturelles, moyen de pression diplomatique, quête de réparations/compensations, tensions entre gouvernements et communautés infranationales) ?
• Culture
La restitution en tant que moment d’interaction culturelle internationale. Quels types d’objets peuvent être à l’origine de différends internationaux ? Quels sont les rituels développés à l’occasion de restitutions et comment sont-ils organisés au niveau international ? Comment les acteurs se représentent-ils l’objet spolié ou restitué ? Quelles furent, historiquement et culturellement, les conséquences de ces spoliations sur les communautés locales ? Comment penser les processus de réappropriation et de resocialisation ? Quelle symbolique identitaire est-elle attribuée aux objets? Comment les acteurs passent-ils des antagonismes historiques vers une aspiration à la réconciliation pour le futur ?
• Sciences sociales et juridiques
Le rôle des sciences sociales et juridiques (archéologie et missions archéologiques, ethnologie, anthropologie, histoire, droit, psychologie) et des musées et universités dans les négociations sur les restitutions. Comment les experts participent-ils – légitimation des processus de restitution, témoignage judiciaire, recherches de provenance, engagements politiques – aux débats ? Quels sont les intérêts spécifiques des musées et des universités par rapport aux intérêts géopolitiques ? Quel est l’impact des restitutions sur des coopérations futures ? Comment se construisent les normes (p. ex. entre « art en fuite » (Fluchtgut) et « art spolié » (Raubgut)) autour de la propriété ?)
Informations : Matthieu Gillabert (matthieu.gillabert@unifr.ch)